Julien, agriculteur (Ferme de la Marache)
La ferme de la Marache est exploitée par la famille Theys depuis plusieurs générations. Aujourd’hui, Julien reprend les rênes aux côtés de son père. Ils élèvent une centaine de vaches pour leur viande. Depuis 2024, des colis de viande sont proposés en vente directe à la ferme. Julien veut maintenir une exploitation de taille raisonnable qui garantit qualité de travail et bien-être animal. Dans cette interview, il nous parle de ce qui le passionne et le révolte en tant qu'agriculteur.

Comment es-tu devenu agriculteur?
JULIEN THEYS: Dans la famille, on est agriculteur depuis de nombreuses générations. Mes arrière-arrière-grands-parents l'étaient déjà. Mais pendant ma jeunesse, même si je donnais un coup de main à la ferme, je ne voulais pas reprendre le flambeau. Je ressentais le fait de devoir rester à la ferme comme une punition. On avait un peu le sentiment d'être à l'écart de la société, de ne pas avoir le même mode de vie que les autres. Je voyais tous mes amis qui partaient en vacances. Nous, c’était rare, à part de temps en temps une semaine à la mer avec notre mère.
Avec l'adolescence, j’ai rejeté ce monde-là. J'ai fait des études de gestion et j’ai commencé un job de comptable dans une firme chimique américaine.
Devenu adulte, j’ai changé peu à peu. Autour de moi, j’entendais de nombreuses choses archi-fausses à propos du monde agricole. En m’efforçant d’expliquer autour de moi la réalité, ce qu'on faisait, pourquoi on le faisait, quelles étaient nos difficultés, j'ai eu comme une révélation sur l'attachement que j'avais pour ce métier.
J’ai fini par me rendre compte que toute la semaine, je n'attendais qu'une seule chose : le week-end. Pas pour me reposer mais pour pouvoir travailler avec mon père à la ferme. Au bureau, j'étais en train de m'épuiser dans mon boulot. Mentalement j'étais claqué et je travaillais dans un secteur archi-polluant. Je pensais : "Tu gagnes bien ta vie, mais dans une entreprise dont l'environnement n'est pas une préoccupation alors que dans une ferme on est en première ligne dans ce domaine."
J'ai aidé de plus en plus mon père jusqu'en 2022 où je me suis vraiment mis en association avec lui. Je deviendrai l’unique responsable de l'exploitation sans doute dans quelques années.
À l'heure actuelle, en parallèle à la ferme, je continue de travailler comme salarié à Bruxelles, deux jours par semaine. Le salaire me permet de pouvoir investir dans la ferme en matériel et en infrastructure. Il faut suivre les nouvelles technologies. Je dirais que ça fait seulement une dizaine d’années qu’il y a un matériel hi-tech qui nous aide vraiment à diminuer l’impact sur l’environnement. Exemple : un système qui diminue automatiquement la pression des pneus afin que le tassement des terres soit moins important. Ou l’épandage d'engrais qui se fait au gramme près. Ces mécanismes sont très évolués mais ils sont très chers.

Quelles différences avec ton père et ton grand-père ?
JULIEN THEYS: À l’époque de mon grand-père, dans les années 60, on disait aux agriculteurs : "On vous paiera ce qu'il faut, produisez, produisez et produisez." Pour les pesticide et engrais, c'était un peu "Mettez ça sur vos terres sans vous préoccuper de la quantité et de savoir ce que c'est". En revanche, le métier restait beaucoup plus manuel et on avait des gens physiquement "cassés" à 60 ans.
Dans les années 90, mon père, lui, disposait de pas mal d'outils qui allégeaient la charge d’efforts physiques. Mais de nombreuses crises lui sont tombées dessus. Coup sur coup, il a eu la vache folle, la crise de la dioxine, l'ouverture du marché mondial et la fin des quotas européens ! Malgré tout, l’objectif restait de produire, produire, produire.
Aujourd'hui, on n'est plus dans cette philosophie-là, le but est de produire mieux. Mais, là où à l'époque de mon père, il y avait des solutions pour chaque problème, désormais on nous retire des outils, en particulier toute une série de substances chimiques. Il y a clairement des éléments qui polluent et ceux-là doivent absolument être retirés du marché. Mais aujourd'hui, j'ai l'impression qu'on est dans une politique où on retire des molécules par prévention, peu importe qu'il y ait une solution de remplacement ou pas.
Ma génération a souvent l'impression d'être prise pour le dindon de la farce. On nous interdit toute une série de produits qui fonctionnaient bien et qu'on avait appris à maitriser en utilisant la dose minimale. Mais les grosses multinationales peuvent les vendre à l'extérieur, en dehors de l'Union européenne ou dans les pays du Mercosur (marché commun qui rassemble plusieurs pays d'Amérique du Sud). Là-bas, les agriculteurs vont utiliser ces substances prohibées pour produire à haut rendement des denrées alimentaires que nous allons ensuite importer et qui vont se retrouver dans nos supermarchés.
En résumé, on fait produire à l'extérieur ce qu'on ne veut pas produire chez nous et on l'importe. Comme ça l'Europe peut prétendre qu'elle produit vert.
Le prix de nos productions agricoles fluctue d'un jour à l'autre sur un marché mondial sur lequel s'exercent des spéculations financières. On parle de denrées alimentaires quand même. C'est clairement inacceptable.
En fait, les agriculteurs qui parviennent à bien gagner leur vie sont des gens qui sont dans un modèle "industriel", qui ont plus de 1000 hectares de terres. Le système a poussé vers ce genre d'exploitations via des aides importantes. Aujourd'hui, les autorités disent que ce n'est plus le modèle souhaité. Mais c'est celui qui va nous concurrencer depuis l'extérieur, hors de l'UE.
On est en train de nous étouffer petit à petit. Le nombre d'agriculteurs est en train de se réduire considérablement en Europe et il y a très peu de jeunes qui reprennent des fermes. En agriculture conventionnelle, je crois que nous sommes seulement deux à Lasne.
On risque de se retrouver dans une situation où on aura perdu notre souveraineté alimentaire. On a vu les problèmes que ça pouvait engendrer dans d'autres secteur, par exemple quand on s’est rendu compte qu'on avait perdu nos capacités de production de masques pendant le Covid. L'alimentation, c'est beaucoup plus grave.

Comment se déroule une journée de travail?
JULIEN THEYS: Je me réveille vers 6h15, je suis un fainéant parmi les agriculteurs (rires). En buvant mon café, je consulte les prévisions météo et le cours mondial du blé, parce qu'en général j'ai encore une certaine quantité à vendre et je veux pouvoir le faire au prix optimal.
Ensuite, je pars à la ferme et, avec mes parents, nous passons une bonne heure à nourrir les animaux. Après je prends mon petit-déjeuner et on renourrit les animaux. La première fois, on leur a donné du maïs pour l'énergie et la seconde fois c'est du foin pour les fibres.
Ensuite, le travail varie en fonction de la météo. Au début du printemps, s'il fait bon, on sort avec le tracteur pour travailler la terre. Si la météo est bonne et qu'on avance bien, on est parti comme ça jusqu'à ce qu'il fasse noir et qu'on en ait marre ! Si on ne peut pas travailler sur nos terres, en général, on passe dans nos prairies pour voir si on n'a pas des réparations à faire avant d'y mettre les animaux. Il y a toujours des branches tombées, des clôtures à réparer, des piquets à remettre. Si tout ça est fait, alors on peut passer du temps sur autre chose. Par exemple, au mois d'avril, on doit faire notre déclaration de PAC (Politique agricole commune de l'UE), on doit préparer tous les documents. Pour ça, on est aidé par la Région wallonne.
En fin de journée, vers 18 h, on nourrit à nouveau les animaux et on donne du lait aux veaux.

En quoi est-ce différent d'être agriculteur ici à Lasne plutôt qu'ailleurs?
JULIEN THEYS: Nous évoluons dans un environnement ou tout le monde voit notre travail et tout le monde se permet de donner son opinion sans forcément avoir l'ensemble des données en main pour se faire une opinion juste. Mon métier est un des seuls au monde où, peu importe ce qu'on fait, tout le monde peut le voir. Quand on va avec un pulvérisateur de pesticides sur les chemins de terre, il n'est pas rare qu'on nous insulte, qu'on reçoive des doigts d'honneur. Alors que ce n'est parfois qu'un biostimulant que nous allons épandre, produit à base d'algue.
Beaucoup de promeneurs marchent sur des chemins qui longent nos champs. Certains marchent sur nos cultures. Quand ils sont des milliers à le faire sur une année, ça finit par faire des pertes. Et il y a le problème du risque sanitaire des chiens. Beaucoup sont porteurs du Neospora. Ce parasite présent dans les déjections canines se retrouvent dans les herbes (ou d'autres cultures) que mangent les vaches. Celles-ci deviennent stériles et, si elles sont en gestation, elles perdent le petit qu'elles portent. C'est une maladie qu'on ne connaissait quasiment pas il y a quelques années. En 2024, on a perdu plusieurs bêtes à cause de ça.
Beaucoup de gens s’installent à Lasne sans savoir ce que c'est que de vivre à la campagne. Quand on arrive dans un nouvel environnement qu'on ne maîtrise pas, on doit d'abord faire attention à ce qu'on fait. La mentalité actuelle est souvent de demander pardon après plutôt que de demander l'autorisation avant.
Le côté positif de Lasne est son caractère semi-rural avec une demande qui n'est pas très loin de l’offre, ce qui favorise le circuit court. Et puis les gens ont souvent des revenus assez importants ici à Lasne, ils débourseront plus facilement quelques euros de plus pour des produits de qualité.
Enfin, il ne faut pas oublier la beauté des paysages, Lasne est un endroit magnifique.

Est-ce que les jeunes agriculteurs vont vers des exploitations plus durables?
JULIEN THEYS: La Région wallonne nous le demande. On doit mettre en place des mesures pour consommer moins d’énergie, utiliser moins de chimie. Il y a toute une série de règles à suivre, ce sont beaucoup de contraintes.
Mais un jeune qui va reprendre une exploitation de 1000 hectares n'aura ni le temps ni la possibilité de mettre en place beaucoup de choses. La main d'œuvre est tellement chère et les marges tellement réduites qu'il ne pourra pas se permettre de se dire "On observera chaque jour l'entièreté des champs et on n'interviendra que quand on repérera un problème".
Chez nous, avec 63 hectares, c’est possible. On connait tous les endroits problématiques sur nos terres et on peut intervenir plus rapidement.
En parallèle, de nouveaux profils sont apparus. À Lasne, on a plusieurs petits producteurs de légumes. Ils ne sont pas forcément issus du milieu agricole et ils doivent apprendre toute une série de choses. Cela force le respect car en comparant leur situation où ils ont du tout apprendre en une fois alors que j'ai assimilé cela sur 30 ans, c'est très fort de leur part ! De plus, leur priorité est clairement environnementale. C’est rendu davantage possible par des terrains aux superficies beaucoup plus petites. Je suis admiratif de ces personnes non seulement d'avoir le courage de se lancer dans un travail si noble mais aussi parce qu'ils ont énormément de travail manuel.
Un autre profil est celui des salariés qui travaillent pour une société qui possède le terrain, fournit le matériel et met les moyens financiers. Alors il ne faut pas se mentir, ces nouvelles activités ne permettent pas de gagner des 1000 et des 100. Mais c'est aussi grâce à elles qu'on arrive encore à produire localement.

Quels sont les freins au passage à une agriculture plus durable?
JULIEN THEYS: D’abord, c’est clairement l'argent. On l'observe dans la société en général. Quand on gagne bien sa vie, on a tendance à consommer des produits plus durables, souvent plus chers. Et quand les temps sont plus compliqués, on a tendance à aller dans l'autre sens. C’est pareil pour les agriculteurs.
Mais cela ne signifie pas que l'agriculture ne doit pas mettre en place des actions. Par exemple, planter des engrais verts en hiver pour essayer de ramener un peu d'azote dans le sol, plutôt que de le faire avec des engrais chimiques.
Mais il devrait y avoir davantage d'accompagnement. Il faut être spécialisé dans chaque chose que tu entreprends, sinon tu ne t'en sors pas. Mais il y a des choses pour lesquelles c'est impossible de l'être. Pour quelqu'un qui n'a pas fait des études d'agronomie ou de chimie, savoir ce qu'il doit mettre dans son champ, c'est compliqué. Il a besoin de conseils. Mais ceux qui donnent ces conseils sont ceux qui vendent les produits ! Pour moi, c'est quelque chose d'inacceptable parce qu'on ne peut pas nouer une relation de confiance. S'il te dit que tu devrais mettre son produit sur ton champ, soit tu le questionnes un peu et il va essayer de "t'endormir" avec ses arguments, soit tu acceptes bêtement parce que, de toute façon, tu n'as pas le temps de te renseigner auprès d'autres sources.
La Région devrait avoir un organisme de conseils vraiment indépendant, avec des gens qui viendraient conseiller les agriculteurs, qui leur diraient "Pour tes pulvérisations, ne t'occupe pas de certains produits ou ne fais pas cela, ce n'est pas nécessaire." On parle depuis longtemps de ce projet à la Région wallonne mais rien n'a encore été mis en place.
Il existe des asbl qui se chargent d’informer mais elles ont souvent un profil très moralisateur et pas pratique. Si le passage à une production plus durable nécessite de réduire notre production et de perdre de l'argent, alors que notre marge bénéficiaire est déjà très faible, ça n'a pas de sens.
Le circuit court, c'est quelque chose d'essentiel, ça permet déjà de rapprocher le consommateur et le producteur, ça permet de pouvoir passer du temps à expliquer notre métier et ses difficultés, à toucher les gens. Et ça réduit l'impact sur l'environnement à tous les niveaux.

Pourquoi un engagement en politique?
JULIEN THEYS: Avant les élections communales, j'ai eu plusieurs discussions avec un responsable politique de la commune. Sa liste cherchait des profils comme le mien, légitimes pour faire entendre les réalités du monde agricole de Lasne. Souvent nés dans la commune, les agriculteurs de Lasne doivent discuter avec les autorités et la population pour expliquer leurs manières de faire et de vivre. Pendant la campagne électorale, j'ai rencontré beaucoup de gens issus de tous les milieux et qui étaient vraiment à l'écoute, qu'ils soient en accord ou pas avec mon discours.
Il y a tous les cas parmi les habitants. Ceux qui sont dans une démarche positive, qui essaient de faire au mieux pour préserver nos exploitations agricoles. D'autres ont un impact négatif par manque d'information. Parfois aussi, en croyant bien faire, ils font plus de mal que de bien. Par exemple, en jetant ses déchets de tonte ou autre compost au bout de leur jardin, qui donne sur une terre cultivée ou prairie pour faire du foin. Sauf que la tonte d'herbe crée de la chaleur dans l'herbe et que cela initie le compostage de l'herbe alors que le foin doit être de l'herbe sèche pour éviter la contamination des animaux par différents champignons. Jeter de la tonte d'herbe ou une canette dans une prairie (ou y faire faire ses déjections à son chien) revient au même résultat : la mort de nos animaux ou des chevaux qui sont également nourri avec ces herbes.
Avoir un pied dans la politique locale m'a aussi apporté une espèce de légitimité et cela m’a permis de comprendre une série de mécanismes, de découvrir l'envers du décor. Le fonctionnement d'une commune est devenu quelque chose de moins abstrait pour moi. Et c'est très utile lorsque je discute avec des gens, d'autant que je n'aime pas parler dans le vent, sans connaître les choses.
Une des missions les plus importantes est d'assurer le dialogue entre la population et les agriculteurs. Selon moi, ça commence par expliquer les faits, les fonctionnements. Expliquer avant de juger. À chaque fois qu'on porte un jugement, on va braquer toute une partie de l'audience. Le but n'est pas d'offenser mais d'expliquer pourquoi on agit de cette façon. Une fois que la population à toutes les informations en main, libre à elle de se forger une opinion mais il faut absolument éviter de se faire une opinion biaisé par manque de compréhension de l'autre.

Quelles sont les grandes satisfactions et difficultés du métier que tu épinglerais?
Satisfactions
JULIEN THEYS: Quand on met en place une manière différente de travailler et que cela donne des résultats aussi bons voire meilleurs. C'est souvent un travail de longue haleine qui durera au moins neuf mois entre le moment où on prépare le sol et celui où on récolte. Les retours positifs des clients sur la qualité de la viande de mes colis commentaires me font aussi extrêmement plaisir parce que j'ai travaillé beaucoup pour faire en sorte que l'animal soit au top.
Difficultés
JULIEN THEYS: On est parfois mal jugé par la population sans pouvoir se défendre.
Il y a aussi la charge de travail et sa rémunération. Je m'occupe de la comptabilité de la ferme et si je calcule mon revenu, j'arrive à 4 ou 5 euros bruts de l'heure ! En fait, la seule chose qui nous permet de gagner notre vie, c'est de ne pas compter nos heures. Les agriculteurs sont élevés dans cet esprit-là. Travailler dur pour avoir en fin de compte un produit de qualité, c'est quelque chose qui m'a été inculqué par ma famille et dont je suis très fier.